« Contre-nature »
Chaque individu décide des limites entre ce qui lui semble naturel ou non. Par exemple, la plupart des gens admettent que les animaux non-humains font partie de la nature. Pourtant, certain.e.s admettent trouver l’homosexualité « contre-nature ». Homosexualité, retrouvée pourtant chez de nombreux animaux : manchots, canards, cerfs, et même chiens, que nous côtoyons pourtant beaucoup plus ; et devrions être capables d’observer plus attentivement.
Nous, en tant qu’être humains, aimons penser que nous avons « dépassé » la nature, que nous nous en démarquons fondamentalement. Pourtant, nous sommes issus de la nature. Alors, où pouvons-nous marquer la distinction ?
Afin de résoudre ce dilemme, on a inventé les termes « nature-culture ». Puisqu’il est impossible de tracer une limite distincte et définitive entre ce qui est « naturel » et ce qui est « culturel », on l’envisage comme un spectre nuancé.
Interview de Fleur Daugey sur l'homosexualité chez les animaux, Brut, 2018
Par ailleurs, l’utilisation de l’expression « contre-nature » – notamment dans le cadre de l’insulte – souligne une certaine vision de la nature. En effet, on a souvent tendance à associer la nature à quelque chose de positif, qui a une valeur inhérente. On pense notamment que tout ce qui est naturel serait bon pour nous. On le remarque bien lorsqu’on fait nos courses : de nombreux produits vantent le fait qu’ils soient « 100 % naturels !! » ; ce qui veut tout et rien dire. Cette croyance est infondée. En effet, je ne conseille à personne de consommer des champignons vénéneux, aussi jolis et « 100 % naturels !! » qu’ils soient ; même s’ils sont issus de la plus naturelle des forêts. À l’inverse, bien peu de gens iraient dénigrer leur magnifique ordinateur Apple sous prétexte qu’il est « contre-nature », et ce même si sa production consomme des milliers de litres d’eau ou rase des hectares de forêt. À quoi renvoie donc l’expression « contre-nature » lorsqu’elle est utilisée à l’encontre d’une personne LGBT+ ? Que reflète-t-elle de notre société ?
L’utilisation de cette expression traduit une volonté d’imposer sa conception de la nature à son interlocuteur.ice. On la fait passer pour un paramètre immuable et universel, libre de notre influence : LA Nature. Ce qui n’aide pas, c’est que cette certaine conception de la nature est partagée par un grand nombre de personnes. En se répétant cette conception entre elleux, iels arrivent à se persuader que cette conception est la seule qui existe, ou la seule qui est juste. Les groupes qui ont le plus marqué nos associations entre le genre ainsi que la sexualité et la nature sont les grandes institutions religieuses monothéistes, et plus particulièrement la branche judéo-chrétienne ; qui a même influencé certaines pratiques pseudo-médicales et pseudo-thérapeutiques, dont certaines existent toujours de nos jours (comme les thérapies de conversion, la mutilation à la naissance des personnes intersexes, et la médicalisation en général des identités LGBT+).
Selon ces institutions, la « Nature » aurait défini les humains selon une binarité stricte : d’un côté, il y aurait des hommes, définis par un organe génital pénien, une volonté de commander et une attirance envers les femmes ; et de l’autre, il y aurait les femmes, définies principalement par leurs organes génitaux vulviens. Cependant, cette conception est loin d’être universelle : certaines civilisations pré-colombiennes reconnaissaient une certaine fluidité dans le genre, qu’iels différenciaient du sexe biologique ; et certains peuples africains reconnaissaient de nombreuses nuances dans le genre qu’ielles n’associaient pas nécessairement au sexe biologique.
En insultant une personne LGBT+ de « contre-nature », on impose la tradition judéo-chrétienne sur la personne visée, en la faisant passer pour une vérité absolue et universelle. En réalité, il n’y a pas d’hommes ni de femmes « naturel.le.s » tels que le sous-entendent ces institutions : il existe un spectre d’organes génitaux différents, allant du pénis à la vulve en passant par des intermédiaires multiples, auquel la société a attribué il y a longtemps une binarité de genre, « homme » et « femme ». Autrement dit, ce n’est pas la « nature » qui décide de notre genre assigné à la naissance, mais bien la société qui interprète des signes corporels – les parties génitales – afin de décider, arbitrairement, si on doit être un « homme » ou une « femme ». Notons ici que c’est ici un groupe dominant – des hommes européens hétérosexuels cisgenres – qui ont façonné cette binarisation depuis des siècles afin de perpétrer des mécanismes de domination et d’exclusion des minorités : eh oui, c’est le fameux patriarcat.
C’est en effet en faisant passer cette classification binaire comme une donnée naturelle et immuable qu’on peut insulter les gens qui en sortent de « contre-nature » : pratique, on construit un petit club « des gens naturels » dont on peut choisir qui on exclut ! Et même en respectant à la lettre le schéma binaire qu’affectionne tant notre société (j’entends par là être hétérosexuel, cisgenre, obéir aux normes d’expression de genre et être dyadique), on peut se faire taxer d’inférieure si on a le malheur d’appartenir au genre féminin. Ah, merci le patriarcat ! Alors, si l’on va à l’encontre de ce schéma, si l’on est « contre-nature », n’en parlons même pas.
Mais en réalité, toutes les discriminations à l’encontre des personnes LGBT+ découlent de ce même et unique mécanisme de sexisme. Réfléchissons-y bien : quel « reproche » les homophobes invoquent-iels contre les hommes homosexuels ? « Ils sont vraiment efféminés ». « Ce ne sont pas des vrais hommes ! ». Et ce, tout ça parce qu’ils aiment des hommes, « comme les femmes ! » selon le fameux modèle binaire occidental. Donc, ne pas être un homme, ce n’est pas bien. On retient… Certain.e.s pensent également que « les lesbiennes ne sont là que pour faire bander les hommes ! » Ils ne peuvent donc imaginer les rapports hommes/femmes que dans un rapport de servitude sexuelle, et ne peuvent concevoir que des femmes puissent se passer d’hommes dans leur vie sexuelle.
Et là, je ne reste que dans les schémas cisgenres… Car en ce qui concerne les personnes transgenres, les injonctions telles que « tu resteras toujours un homme/une femme » sont bien assez révélatrices de la mentalité binaire ET sexiste qui plane autour de nous : on parle de cissexisme. En effet, on n’imagine pas qu’une « femme » puisse dépasser sa condition « inférieure », quand bien même « la femme » en question n’en ait jamais été une. Si on met les gens dans des cases, c’est pour qu’ils y restent, enfin !! Et tous ceux qui sortent, de près ou de loin, des petites boîtes de rangements qui leur ont été imposées, peuvent être sujets à des injonctions à y retourner ; peu importe à quel point cette boîte peut se révéler inconfortable, inadaptée, voire mortelle pour la personne qui s’en émancipe.
Mais la vérité, c’est que cette « nature » qu’on aime tant invoquer ne possède aucune de ces boîtes restrictives. La Nature, c’est notre monde : un vaste champ de possibilités. Il y a certes des schémas qui se répètent, mais ils sont moins universels que nos cerveaux étriqués arrivent à les concevoir. Pour pallier à cette grande aléatoirité qui nous effraie tant, on aime créer des classifications. Elles nous permettent de mieux comprendre le monde à travers une version simplifiée de celui-ci. Mais dans toute version simplifiée, il y a des « oublis », des choses jugées « trop compliquées » et qui sont de ce fait invisibilisées. Ce schéma binaire, en invisibilisant la diversité humaine, fragilise et met en danger nombre des personnes issues de groupes sexuels ou d’identités de genre minoritaires. Est-il vraiment nécessaire d’empoisonner la vie de milliers de personnes au nom d’un monde « plus simple » ? Si certains affirment qu’on leur « casse la tête avec nos histoires », il ne faut pas oublier que derrière ce refus de nous comprendre, ce sont nos vies qui passent à la casse (le taux de suicide est deux fois plus élevé chez les personnes intersexes, jusqu’à trois fois plus chez les jeunes LGB, et dix fois plus pour les personnes transgenres ; que pour le reste de la population).
Affiche d'une campagne de sensibilisation organisée par l'Interassociative LGBT, 2015
Car c’est parce que certains refusent de nous comprendre que nos vies sont difficiles : on ne devrait pas avoir à justifier son existence, ni à subir de violences médicales, psychologiques, sociales, d’injustices devant la loi, car nous sommes « différents de vous ». On n’est pas plus différents de vous que n’importe quel autre être humain : c’est vous qui choisissez de donner ou non de l’importance à certaines différences en particulier.
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